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  • Photo du rédacteurNicolas Berling

Sur le passage de Samuel Beckett à travers une assez courte unité de temps


Derrière l’apparente futilité des discussions, la légèreté des situations, le théâtre de Samuel Beckett nous apparaît puissant : personne n’en sort indemne. Le texte tire sa force de son caractère ramassé, sans fioritures, où les mots sont parfaitement ciselés. Beckett ne cherche pas à impressionner le spectateur par des effets de style. Bien au contraire. La langue est précise, juste, épurée. Le spectateur doit être en permanence traversé par le vide mis en place, sans nuances.


« Il n'y a rien à faire » [1]


« Ni de trop près, ni de trop loin », le dramaturge irlandais brosse un portrait implacable de la finitude de l’homme moderne. Les mots simples, les décors quasi inexistants, les costumes gris et troués – à moitié clochardisés – des personnages principaux renforcent leur vulnérabilité. Épuisés avant même de bouger, le néant total auquel ils font face malgré eux leur paraît – à juste titre – inexorable, sans issue possible. Dès lors, tour à tour, ils prennent le parti de lutter ensemble contre cette force qui leur impose une souffrance physique et mentale perpétuelle ; puis ils abandonnent, puis ils décident de lutter à nouveau, avant d’abandonner encore.

« Derrière ce voile de douceur et de calme, la nuit galope et viendra se jeter sur nous au moment où nous nous y attendrons le moins » [2]

Les personnages de Beckett sont ainsi condamnés à attendre. Incapables de se séparer, sous peine de sombrer dans une démence absolue, ils prennent le parti d’affronter collectivement (en duo) l’absurdité de la vie sur cette Terre déshumanisée. Cette absurdité qui commence par le fait « d’être là », comme le soulignait justement Alain Robbe-Grillet [3]. Vladimir et Estragon sont là ; perdus dans un désert d’incertitudes sans autre échappatoire que d’attendre Godot. Le message est simple : attendre pour espérer vivre (ou survivre).


« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir » [4]


Peut-être vont-ils se réaliser dans un futur – qu’ils n’osent espérer – sans privation ni détresse ? La fuite semble quoiqu’il arrive impossible : elle est sans cesse repoussée. Immobiles, leur plainte est perpétuelle et se confond même avec la bêtise, tant celle-ci est répétitive et vaine. Pourtant, ce trait d’humour singulier parvient à rendre une partie de leur humanité à ces personnages déracinés. Des répliques drôles rapprochent finalement ces personnages avides d’un espoir évaporé avec des spectateurs surpris par une telle cruauté imposée par leur créateur. Ces dialogues simples permettent de renouer avec le quotidien, avec le décor universel d’une scène classique de la vie humaine ponctuée de rapports de forces, de méchancetés et d’amour mêlés.


« Un homme sans espoir et conscient de l’être n’appartient plus à l’avenir » [5]


Comment sortir de cet état de dénuement total ? Le suicide semble l’option logique. Pourtant, cette hypothèse est aussi rapidement évacuée qu’envisagée par ces personnages aux abois. Ils renoncent comme s’ils prenaient pleinement conscience – dans un ultime éclair de lucidité – de la finitude de l’être : en face-à-face permanent, sans espoir, avec le néant de la mort.


[1]Vladimir dans En attendant Godot (Paris, Les Éditions de Minuit, 1952) [2]Pozzo dans En attendant Godot (Paris, Les Éditions de Minuit, 1952) [3]« Dans la pièce de Beckett [En attendant Godot], tout se passe comme si les deux vagabonds se trouvaient en scène sans avoir de rôle » ; « Samuel Beckett, auteur dramatique », Critique, vol. IX, n°69, févr. 1953, p. 108-114. [4]Clov dans Fin de partie (Paris, Éditions de Minuit, 1957) [5]Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942

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