Contexte : l’épopée beckettienne de notre trio de champions a débuté par la représentation de Fin de Partie par Osinski au théâtre de l’atelier, tout trépignant d’impatience que nous étions de voir le grand Denis Lavant camper Clov avec les habituelles idiosyncrasies de son jeu d’acteur, s’est poursuivie avec En Attendant Godot par Françon à la Scala où nous avons été bluffés par le monologue de Lucky interprété par Eric Berger (Tanguy !), et s’est achevée par une performance pleine d’humour de Premier Amour par Dominique Valadié, toujours à la Scala, mais cette fois au sous-sol.
Beckett.
Vous ne trouverez dans ce papier aucune analyse onano-intellectuelle de son œuvre, tout simplement car son auteur frustré n’a jamais vraiment réussi à raccrocher les wagons conceptuels de l’ami Samuel.
Les yeux plissés devant les monologues interminables de Hamm, l’échec au ventre après avoir reposé Molloy à la page 20, votre serviteur a longtemps souffert son exclusion du Beckett Club jusqu’à la lecture quasi blessante des mots de Cioran qui, en 1969 et à la suite du Nobel de l’Irlandais, confirmera sa peur de bien être le seul à n’y pas comprendre grand-chose :
« Quelle humiliation pour un homme si orgueilleux ! La tristesse d'être compris. ».
Fuck you Cioran!
Du bonhomme on sait une misanthropie maladive, on retient un dépouillement du langage jusqu’à la quasi-abstraction, on imagine des textes hermétiques bourrés de métaphores métaphysiques et on se figure un visage sévère, creusé par les rides de l’indifférence et de la solitude, flanqué d’yeux bleus clairvoyants couronnés par un toupet cendré digne de David Lynch.
Tout semble corroborer le nihilisme que l’on prête au dramaturge albionien, mais Beckett ne dupe personne.
Vous avez déjà vu un vrai Sceptique se balader avec un brushing pareil ?
Le col roulé faussement élimé, la barbe rasée de près, les petits pantalons en flanelle et les maniérismes décontractés ?
On n’y croit pas ! Un-cynique-un-vrai, ça se balade sapé comme un clodo avec la tronche d’un soupeur devant des chiottes sèches ! Ça croise pas les jambes pour citer du Joyce !
On retiendra peut-être de l’œuvre de Beckett un penchant pour le fatalisme, un reniement du soi, un existentialisme désenchanté, un attrait pour le vide et un goût pour l’absurde, mais c’est s’occuper du fond en occultant la forme. Beckett, c’est de la comédie !
Notre homme a le goût du trait d’esprit (Clov : « Si je ne tue pas ce rat, il va mourir. »), de l’humour à travers le quatrième mur (Clov : « Je vois… une foule en délire. »), de la grivoiserie (Nell : « C’est pour la bagatelle ? »), du jeu de langage (« C’est le faitout, fit-elle » – Premier Amour), du comique de situation (les petites têtes de Nell et Nagg qui surgissent des poubelles dans Fin de Partie), du cracra-boudin (Estragon – « Lui pue de la bouche, moi des pieds »)…
En témoignent les réactions vaudevillesques des spectateurs qui ont partagé nos représentations : entre les ricanements un peu cabotins au début de Premier Amour, les éclats de rire devant la dynamique comique du duo Vladimir-Estragon et les gloussements gênés lors des plus longs (un temps) de Fin de Partie, on dirait bien que tout le monde y trouve son compte.
Alors : que dire de la postérité d’une œuvre qui fait rire tous ses spectateurs, mais réserve les fruits de sa philosophie à une audience restreinte ?
On dit qu’une œuvre publiée n’appartient plus à son créateur, mais à son public : ne se serait-on pas trompé au sujet de Beckett ?
Son œuvre tiendrait-elle plus de la comédie métaphysique que de la parabole philosophique ?
C’est pour ça que j’aime bien Beckett, finalement. Ce n’est pas pédant. Il faut aller voir du Beckett en se concentrant sur la chose en soi, pas en réfléchissant à la portée métaphorique de chaque mot utilisé, ou de chaque action absurde entamée par les personnages.
Le concept ne vient pas de lui, mais je lisais l’autre jour une citation de Kubrick qui expliquait que pour communiquer une idée, il n’y a rien de pire que de le faire de façon directe. Le secret, disait-il, c’est de saupoudrer le récit de prémices de sa réflexion, et laisser le spectateur la creuser tout seul. L’excitation intellectuelle d’une pensée originale achèvera d’imprimer l’idée dans le cerveau du public.
Et c’est sans doute ce qu’a fait Beckett pendant toute sa vie. Se rendant bien vite compte, dans sa prétendue grande complaisance, qu’il ne faisait que donner plus de son caviar à nous autres cochons, il a décidé de maquiller ses pensées visionnaires dans des œuvres allégées à grands coups de scatologie et d’humour franchouillard.
De cette façon, l’utilisation de l’humour dans son œuvre serait sa façon ironique de planter le dernier clou dans le cercueil de sa misanthropie : nous laisser patauger dans notre connerie à nous esclaffer quand il parle de « prépuces cireux » ou évoque la coprophagie de son narrateur. Et laisser la réflexion aux rabat-joie qui ne rigolent pas, au fond de la salle.
L’humour Beckettien est tout à fait dans la tradition anglaise du pince-sans-rire, l’humour flegmatique de votre collègue RH autoproclamé HPI qui camoufle tant qu’il le peut sa neurasthénie chronique en déployant des trésors de sarcasme.
Alors que faire devant des textes qui dénoncent une réalité si morne avec des mots si drôles ?
ESTRAGON : Nous sommes contents. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant qu’on est contents ?
Vomir de rire, sans doute.
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