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  • Photo du rédacteurPaul Escudier

TERRACE HOUSE : L’INQUIÉTANTE FAMILIARITÉ COMME OUTIL D’OUVERTURE DES CONSCIENCES


« Bonsoir. Terrace House réunit six hommes et femmes ne se connaissant pas, et dont nous observons les interactions. Nous mettons à leur disposition une belle maison et des voitures. Ce n’est pas scénarisé. »


Ainsi démarre chaque épisode de Terrace House, sorte de réponse nippone à nos émissions de télé-réalité occidentales.

Le concept est simple : six participants, ayant généralement entre 20 et 30 ans, s’engagent à partager leur lieu de vie pendant quelques mois sans mettre de côté leurs activités professionnelles ou personnelles.

Les colocataires continuent de vaquer à leurs occupations, vont au travail, fréquentent leurs amis, tout en nouant des liens, parfois romantiques, souvent platoniques. Certains ont des objectifs professionnels, d’autres sont là pour trouver l’amour. Cependant, il ne fait aucun doute que, la plupart des participants ayant comme par hasard trouvé occupation dans des domaines artistiques – musique, mannequinat, illustration –, la principale motivation de leur passage dans l’émission se réduit à offrir un maximum de visibilité à leur projet.


J’ai découvert l’émission par un YouTubeur que j’apprécie beaucoup, Nick Robinson, et pour quelqu’un qui n’apprécie pas forcément la télé-réalité de façon générale, on peut dire que j’y ai trouvé une lubie assez inattendue pour une raison très simple : le décalage social entre les participants, japonais, et moi.


En tant qu’occidental, se plonger dans Terrace House revient à pénétrer dans un monde où les règles sociales sont décalées de juste ce qu’il faut pour bousculer nos paradigmes sans nous donner l’impression d’entrer dans le domaine de la fiction.


Dès le début de l’émission, le décalage avec nos télé-réalités occidentales se fait ressentir : les candidats dégagent une humilité, un raffinement et une éducation que l’on se damnerait à chercher chez nos compatriotes des Anges. Dès leur arrivée, les participants sifflent leurs appellations et joie de se rencontrer, puis prennent place autour de la table du salon et échangent leur âge, occupation et motivation de participation à l’émission.


Les personnalités varient bien évidemment d’une saison à l’autre, mais globalement l’attitude des candidats se cantonne à un pragmatisme qui peut dérouter au premier abord. Les conversations sont terriblement factuelles, objectives, restitutionnelles.

On pourrait penser que cela donne des conversations stériles, mais en s’y penchant un peu plus on y trouve une dimension profondément touchante, honnête, candide.


Il y a très peu de faux-semblants dans Terrace House. Dans la maison, on se dit ce qu’on pense, on se dit ce qu’on ressent, et on fait une repasse si nécessaire. Me reviennent précisément deux conversations.


La première tirée de la saison Tokyo 2019-2020 entre Haruka et Shohei.

Haruka, jeune femme multidisciplinaire, volontaire et enthousiaste, pilote de dragster, mannequin, golfeuse amatrice et boxeuse dilettante.

Shohei, timoré mâle sigma, wannabe acteur, journaliste freelance, ambitieux flemmard, sage, hautain, désintéressé.

Haruka défend le fait de se concentrer sur un objectif et de s’y tenir jusqu’à l’atteindre. Shohei, lui, préfère papillonner d’une discipline à l’autre et développer un talent restreint dans chacune d’entre elles – non sans rappeler la vision de Taka dans Opening New Doors qui préconise de se donner à 80% dans chacune de ses entreprises.


Mais le débat n’a pas donné lieu, comme ça aurait pu être le cas dans d’autres émissions, à un esclandre parfumé d’intonations sudistes, ou pire, à des échanges passifs-agressifs. Au lieu de ça, une conversation bourrée de respect mutuel, malgré la mâchoire crispée de Haruka face au laxisme de Shohei, mis à mal devant ses ambitions démesurées. Et le lendemain, dans une initiative dénuée de tout naturel mais d’autant plus touchante, Haruka pointe du doigt une table et deux chaises et propose à Shohei de reprendre leur conversation là où ils l’ont laissé la veille.


Cue Oblivion NPC dialogue music.


La deuxième est une annonce faite par Shion et Tsubasa, un mannequin et une joueuse de hockey ayant fini par se mettre ensemble au bout de quelques semaines d’émission. Un matin comme n’importe quel autre, le couple fait asseoir la coloc autour de la table du salon et annonce avec cérémonie que ça y est. Ils ont consommé leur relation.

À peine le temps de me morfondre de gêne au fond de mon canapé que l’ensemble des candidats s’épanche en félicitations, applaudissements et cris de joie, comme si le roi venait de se faire déniaiser devant la cour. Pas banal.


Il se dégage des candidats de Terrace House une candeur qui me rappelle les films de Blier, ou des bouquins comme Bel-Ami ou les Illusions Perdues. Une vulnérabilité et une honnêteté qui peuvent difficilement exister dans notre société. Dans la vie réelle on se protège, on se cache, on se méfie, on s’éloigne le plus souvent de notre humanité pour ne pas laisser éclater nos failles, jusqu’à trouver quelqu’un de confiance à qui les dévoiler.

Chez Blier, c’est l’anti-snobisme, la sociabilité exacerbée : deux personnages se croisent et ne se quittent plus jusqu’à la fin du film. Il y a une mise à nu de l’individu chez lui qui m’émeut aux larmes à chaque fois que j’y pense.

Chez Maupassant ou Balzac, c’est la confiance : une romantisation de l’ascension professionnelle qui délaisse les entretiens à la con et les pistons. Un peu comme avec Manuel dans Babylon de Chazelle, que Brad Pitt fait bosser sur un tournage deux heures après l’avoir rencontré. Deux individus entre lesquels naît une confiance immédiate, sans méfiance. D’humain à humain.


Mais l’intérêt de l’émission ne réside pas que dans l’attitude des candidats. Chaque épisode est entrecoupé de commentaires de la part de six présentateurs idiosyncratiques installés dans un salon et spectateurs de l’émission, comme nous. À la manière des vidéos react ou de l’écosystème Twitch, le rajout de cette audience artificielle est simplement là pour déculpabiliser le spectateur avachi devant sa TV qui, informant pour la deuxième fois de la soirée à Netflix que oui, il est toujours là, finit par admettre l’évidence : il vit par procuration. En montrant un panel de gens stylés qui n’ont rien d’autre à foutre non plus que regarder l’émission, le spectateur s’identifie non plus aux participants mais à ces commentateurs, et le miracle opère.


Et c’est là le fort de Terrace House : si les candidats eux-mêmes ont des attitudes typiquement orientales, les commentateurs empruntent souvent à l’Américain. Ça s’envoie des fions, ça rigole fort et ça n’hésite pas à trash talk sans vergogne les participants.


(J’en profite pour une digression rapide mais pertinente : l’émission est diffusée presque en même temps qu’elle est filmée, ce qui implique deux choses : les candidats peuvent voir l’émission en live, et donc découvrir avec une simple semaine de retard les conversations basses et les dramas latents qui auraient dû demeurer secrets au sein de relations normales, ET les parents des participants essuient avec peine les commentaires de Yama-chan, le commentateur à la langue acerbe, sur leur progéniture envoyée à l’abattoir.)


Deux pages plus tard j’en viens à mon message principal : ce décalage entre l’attitude des participants et nos paradigmes à nous et aux commentateurs – en partie dû au fossé culturel et en partie au déroulement de l’émission qui, s’il n’est pas scripté en soi, est quand même fortement guidé par les producteurs – se rattache à un principe bien connu : l’inquiétante familiarité (et non inquiétante étrangeté qui est un contre-sens complet, doublé d’un léger pléonasme).


Cet effet d’inquiétante familiarité, vous l’avez peut-être eu pour la première fois dans Shining, dans la scène où Wendy, qui fuit Jack à travers l’hôtel supposément désert, tombe sur un type en smoking se faisant gentiment gamahucher par un type déguisé en ours. Inutile d’en énumérer les raisons, mais cette scène est tout à fait improbable, sans toutefois tomber dans l’impossibilité complète.

Improbable, c’est le moins qu’on puisse dire, qu’un type se soit dit « Il fait nuit noire ? -15°C ? Allez, je me fous en smoking et je t’emmène au milieu des Rocheuses, tu sais, jusqu’à l’hôtel hanté tout en haut de la montagne. On va se foutre dans une chambre vétuste au fin fond de l’aile Ouest, et puis tu vas me sucer, mon pote. Déguisé en chien. »

Mais physiquement, cette scène est possible. Pas de magie, pas de science-fiction. Cette scène est en fait une référence un peu occulte à un arc du livre, mais l’atmosphère qui s’en dégage est tout à fait étrange et, renforcée par le crash zoom désorientant, ça en devient terriblement déconcertant, et on ne sait pas trop pourquoi.


Je me permets de me détacher légèrement de ce concept de unheimlich qui est une théorie très sérieuse développée par Jentsch et reprise par Freud dans un papier de 1919, et de traiter du décalage avec la réalité dans un sens plus large, qu’on peut rapprocher de l’unheimlich, mais aussi de la théorie de la vallée de l’étrange amenée par Mori en 1970 et qui applique la théorie de Jentsch à la robotique, alors en plein essor.


Ces décalages peuvent avoir des origines et des effets divers.


Narratifs, par exemple.

Chez Nabokov, avec Ada, qui se déroule dans une réalité alternée où l’eau est notamment une des sources d’énergie principales, il peut avoir une valeur métaphorique, ou servir à inscrire le récit dans une intemporalité qui lui donne valeur de parabole comme dans Eraserhead de Lynch où le paysage de friche industrielle rattache l’histoire surnaturelle à un contexte connu pour en pousser l’horreur.


Le décalage est parfois purement physique.

Citons cette scène terrifiante dans l’épisode « Twenty Two » de Twilight Zone où Barbara Nichols suit une infirmière jusqu’à une morgue et, prostrée devant la porte, voit cette même nurse pousser les portes avec un mouvement déconcertant de fluidité, un regard glaçant de stérilité et une pose qui achève de placer la scène dans une réalité subtilement eerie.



Plus random, la démarche d’une démone dans la bande-annonce de Gothika qui, si je n’ai jamais vu le film, est restée aussi ancrée dans ma tête que la démarche de l’alien qui passe au JT dans Signs. Juste ce qu’il faut de décalé.



Enfin, le décalage peut être situationnel.

Je citerai pour ça Bruno Dumont, un réalisateur que j’adore et dont j’ai déjà critiqué le pénultième Jeanne. Ses personnages sont bancals, gauches, arythmiques et globalement assez malaisants. Les situations sont proches de l’absurde et les dialogues sont maladroits, leur dynamique est très instable, les réactions des personnages ne correspondent pas vraiment à l’interaction qui les précède. Dans la vraie vie ces personnages seraient tout à fait crédibles, des idiots du village comme on en croise plus ou moins souvent, mais le fait qu’ils soient tous comme ça dans ses films contribuent à l’atmosphère générale, comme un improbable village géant peuplé exclusivement de cons.



L’univers onirique peut être un bon moyen, quoiqu’artificiel, pour générer ce malaise, comme cette scène des Fraises Sauvages de Bergman où un homme qui se retourne affiche un visage écrasé qui replace la scène dans une réalité dérangeante à la manière d’Inland Empire de David Lynch.



Et je dis bien réalité, c’est la toute la subtilité : pas de tentacules, pas de morts-vivants. Juste un type qui se balade dans une rue silencieuse avec une tête écrasée comme s’il portait un collant comme Willem Defoe dans Sailor & Lula. Plausible, mais terriblement inhabituel, comme dans ces rêves où on a l’impression, à la manière d’un Truman Show, que les habitants sont au courant de quelque chose que l’on ignore, qu’ils se sont appropriés un univers dont on ne comprend pas encore les règles.

Quoi de plus terrifiant que de se retrouver piégé dans un monde qui, s’il n’est pas hostile en soi, est régi par des paradigmes et des règles que notre cerveau plastique ne peut tout simplement pas appréhender, ayant été modelé puis développé à partir de concepts étrangers issus d’une autre réalité ?


Pour évoluer dans une autre réalité, il nous faudrait en vérité une nouvelle naissance, un cerveau façonné dans un moule différent.

J’y reviendrai.


Pour finir avec l’inquiétante familiarité, le décalage peut aussi être inverse : dans l’Exorciste, la scène de l’araignée où la petite descend les escaliers à quatre pattes, retournée, nous terrifie bien plus que si elle s’était transformée en un monstre arachnide comme on aurait pu s’y attendre dans un film d’horreur. Cet ancrage dans la réalité nous fait perdre confiance en la nôtre.



Bon passons, je vais encore me faire engueuler par Thomas parce que mon article est trop long et suis de toute façon à court de locutions lovecraftiennes pour exprimer l’étrangeté.


Alors : comment s’opère ce décalage dans Terrace House ?


Les déclarations à brûle-pourpoint où les participants se dévoilent d’entrée de jeu comme personne ne le fait dans la vraie vie : Yui qui annonce d’emblée être entrée dans la maison pour se déflorer, Shunsuke qui fait connaissance avec ses nouveaux colocs en leur disant clairement qu’il ne sait pas trop s’il est bi ou non et compte bien se tester avec eux…


Ces scènes lunaires où on se sent mal à l’aise devant la façon d’échanger des participants, froide, stoïque, pragmatique : le départ de Shohei de Opening New Doors où toute une tablée se met à pleurer de façon quasi rituelle, sans gêne, s’arrachant presque les cheveux comme dans une tragédie d’Eschyle, hululant leur peine de se quitter et hurlant leur malheur, ou à l’inverse son ascension au top 10 du Billboard Japonais qui donne lieu au sein du groupe à la même effusion de pleurs qui verse, au bout de quelques minutes, dans le rituel déstabilisant…


Dans Terrace House, ce décalage s’opère par le langage. Et c’est là que ça devient marrant.


L’un des principaux points d’intérêt de la série réside, pour moi, dans le décorticage du langage corporel et oral des participants : comment ils vont réagir à une attitude passive-agressive, comment ils gèrent leurs conflits intérieurs, laquelle des informations qu’ils viennent de recevoir va déterminer leur réponse, quel ton ils adoptent en fonction de leurs émotions et de l’attitude qu’ils veulent dégager…

Somme toute ce que je fais naturellement au quotidien avec mon entourage, mais plus consciemment et avec des gens d’une culture radicalement différente.


Et le langage a la capacité de faire ressortir les clivages culturels comme rien d’autre.


Si je m’échine autant à tenter de rentrer dans la tête des participants et pressentir ce qui va les faire tiquer, c’est que leur langue – le Japonais, pour le fond de la classe – ne représente pas seulement une façon de s’exprimer, mais une façon de voir le monde.


C’est là qu’on va parler de l’hypothèse de Sapir-Whorf, bonne entrée en matière de linguistique.


Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf ont avancé exactement ça : chaque langue est un miroir de la culture qui l’a créée, dans le sens qu’elle reflète sa vision du monde, sa carte du monde comme le disent plusieurs courants de psychologie.


Un exemple assez probant est l’étude de russe de Winawer.

Les Russes opèrent une distinction linguistique entre les bleus clairs (goluboy) et les bleus foncés (siniy), pas les Français – du moins, pas de façon aussi directe.

L’expérience consistait à montrer deux carrés bleus et demander lequel était identique à un troisième carré bleu.

Les résultats montrent que les Russes étaient plus rapides à différencier les couleurs si elles provenaient de deux terminologies différentes (gluboy et siniy), ce qui montre l’influence du langage sur la perception du monde : le fait d’avoir deux termes différents pour les bleus a eu une influence directe sur le câblage des cerveaux russes qui rend plus rapide le transfert de certaines informations.

Le langage exercerait donc une influence directe sur les facultés cognitives.


Autre exemple : selon Keith Chen, un économiste du comportement, certains peuples comme les Chinois ou les Allemands sont plus enclin à être économes pour une raison purement linguistique : leur langue exprime le futur avec une forme de présent, ce qui modifie totalement leur rapport à l’avenir et la façon dont leur cerveau gère la temporalité. Pour eux, l’avenir et le présent sont bien plus proches et il leur est donc plus naturel de dépenser avec parcimonie sans déléguer tous leurs problèmes pécuniaires sur le dos de leur future self. Cette hypothèse un peu à l’emporte-pièce a depuis été remise en cause, mais l’exemple est intéressant.


Dernier exemple : le genre.

Certains langages utilisent les genres pour définir des objets : l’allemand, le français, l’espagnol.

Lera Boroditsky, scientifique cognitive, a demandé à des Allemands et des Espagnols de décrire un pont – féminin en allemand et masculin en espagnol.

Là où les Allemands l’ont vu beau, élégant, élancé, les Espagnols l’ont plutôt perçu comme étant grand, fort et solide.

Une telle expérience, même si elle ne prend pas en compte une multitude de facteurs comme l’inconscient collectif de chaque pays, produit direct de leur culture au même niveau que leur langage (les Français plus romantiques, les Allemands plus pragmatiques…), elle est tout de même intéressante pour mettre en exergue des constructions sociales solidement ancrées.


Mais on peut avancer un peu et voir la linguistique d’un angle plus micro : celui de l’expérience personnelle, ce qui complexifie énormément le sujet mais le rend éminemment plus intéressant.

Une théorie qui peut se dégager et que la langue, au-delà de transmettre à son utilisateur la vision du monde de la culture qui l’a créée, peut aussi faire ressortir une personnalité inhérente, reflet direct de l’environnement dans lequel il l’aura apprise.


Exemple : prenons un élève relativement introverti qui galère en cours d’anglais. Ses parents, que l’on peut aisément imaginer fermes, traditionnels et plutôt à l’aise financièrement, décident de l’envoyer deux ans aux États-Unis travailler son anglais.

Charles atterrit dans une charmante famille du Nebraska où il découvre une façon de vivre qui lui est totalement étrangère. À l’école, il est encouragé lorsque ses résultats remontent lentement mais sûrement la pente, au lieu d’être réprimandé pour la lenteur de ses progrès. À la maison, il découvre un mode de vie moins strict, plus enthousiaste et spontané, qui met en avant l’épanouissement personnel plutôt que le respect des règles. Son frère temporaire l’emmène à ses soirées où on l’accueille sans esprit de caste. Les filles rougissent devant son accent français.

En quelques mois, Charles se sera bâti une nouvelle confiance en lui, et cette assurance sera, dans son cerveau, perpétuellement associée à la langue anglaise. À l’avenir, quand il parlera anglais, il gardera son phrasé éclatant et sa gestuelle charismatique, s’exprimera plus volontiers et mâchera moins ses mots.


Ce phénomène explique en partie cette impression d’avoir une personnalité différente quand on parle une autre langue, phénomène qui a bien failli me faire abandonner l’idée d’un jour partir à l’étranger car, me connaissant bien, je pressentais déjà la crise existentielle lorsque, n’ayant pas sorti un mot en Français en plusieurs mois, j’en serais venu à me demander si tous mes nouveaux camarades savaient qui j’étais vraiment.


Une fois qu’on a admis cela, on peut revenir à l’idée de renaissance que j’ai mentionnée plus haut.


Apprendre une nouvelle langue devient ainsi une manière de voir le monde sous un autre jour, de réitérer notre expérience du monde à travers un nouveau prisme, et ainsi de complexifier notre personnalité. C’est un nouvel éveil de notre conscience. On dit souvent que le voyage procure cela, et c’est simplement une manière plus transversale de s’exposer à une autre culture. Le langage en est l’un des constituants, plus accessible.


Le cinéma en est un autre. Faire l’expérience de la musique indienne et de la cérémonie particulière qui entoure sa performance dans les films de Satyajit Ray, observer la dialectique taïwanaise dans ceux de Hou Hsiao-hsien, le rapport – très japonais – à la nourriture chez Ozu, ou simplement aller observer des énergumènes devant les films de John Waters ou des humains-trop-humains chez Cassavetes, comme si on se trouvait dans un zoo anthropologique.


Et cette force de la langue se transfère au langage, à la manière que l’on a de s’exprimer au sein d’un même langage. C’est pour cette simple et bonne raison que certaines maisons d’édition sont nées, comme les éditions P.O.L ou les éditions de Minuit.

J’irai même jusqu’à dire que c’est pour cette raison que la littérature existe, mais restons objectifs et plaçons le scénario au même niveau que le style pour cette fois.


Certains écrivains ont développé une grammaire, une syntaxe, une tonalité unique et bien à eux, et c’est la raison principale pour laquelle on les lit.

Noam Chomsky, dans une entrevue donnée à l’Université de Washington, explique que tout le monde, même en partageant un même dialecte, parle finalement un langage bien à lui que seuls des codes communs nous permet parfois de comprendre. Les écrivains seraient donc des gens avec un langage plus unique que d’autres.

L’objectivité quasi mortifère de Houellebecq, la stérilité pragmatique de Jean-Philippe Toussaint, le sang-froid glaçant chez Bret Easton Ellis, la naïveté poétique de Hemingway ou Bukowski se trouvent à l’exact opposé des éclats d’âme de Kerouac, des transes esthétiques de Huysmans, des emportées de Hunter Thompson ou des délires de Burroughs ou Joyce.

À la manière des Exercices de style oulipiens de Queneau, on peut raconter une même histoire de mille façons différentes, qui influeront chacune notre perception de celle-ci.

C’est le style qui va façonner notre ressenti face à l’histoire, nous faire faire l’expérience de la vision du monde de l’auteur par l’intermédiaire de sa langue à lui.


J’ai très envie de bifurquer sur le langage du cinéma et notamment le montage mais ça risque de faire indigeste s’il n’est pas déjà trop tard. Appréciez seulement le pouvoir qu’a le cinéma, à travers cet outil du montage, de guider notre perception de l’histoire, outil théorisé par Eisenstein et utilisé comme outil de propagande par l’URSS. Une même scène filmée différemment peut être comique comme elle peut être dramatique, déstabilisante, onirique, pathétique ou tout ce qu’on veut.


Tous ces légers décalages avec une réalité objective ont des effets aussi différents que nombreux, mais on peut citer une répercussion commune à tous : ces décalages nous rendent plus attentifs, plus ouverts. Réveillent notre émerveillement, ravivent la curiosité insatiable que l’on avait quand on était enfant et qui s’est perdus parce qu’on a l’impression, passés 25 ans, d’avoir tout vu et d’avoir rencontré à peu près tout le monde. C’est comme risquer un orteil en dehors de sa zone de confort, se déstabiliser juste ce qu’il faut pour se tenir aux aguets. C’est comme une pleine conscience involontaire – ou plutôt naturelle, organique.


Et c’est ça qui rend Terrace House si fascinant. La beauté du truc, c’est que ce sont toujours six connards à peu près comme moi, la vingtaine, sociables, qui évoluent au quotidien sans qu’il se passe grand-chose de folichon. Mais redécouvrir, épisode après épisode, des situations connues vues sous un angle inconnu me rappelle que l’intérêt d’un évènement donné dépend uniquement dans notre perception de celui-ci.


Pour des Occidentaux, Terrace House devient une ode à notre vie quotidienne, à ces petits riens qui remplissent nos journées et auxquels nous ne prêtons même plus attention car trop habitués, comme un son parasite dont la cessation soudaine nous tire d’une stupeur abrutissante qui nous empêchait de voir.


Grant us eyes, grant us eyes!


Terrace House est une méditation sur notre rapport aux autres, la fondamentalité du partage, l’écoulement du temps, la nécessité des émotions et la réalisation de soi par le manuel.

En somme, Terrace House devient une méditation sur la vie.


Mais là où la méditation pleine conscience est une discipline qui vise à nous rendre plus attentif au monde qui nous entoure en faisant l’effort de nous placer dans un état propice, le simple fait de décaler cette réalité de quelques crans permet de briser son apparente monotonie et nous redévoile son intérêt immanent.

Ça me paraît être un point de vue plus sain parce qu’il place la chose en soi en tant que solution et nous en tant qu’origine du problème, et pas l’inverse.


Et voilà.

Qui l’eût cru : regarder de la télé-réalité japonaise sur Netflix serait plus productif pour votre santé mentale que votre abonnement annuel à Calm ou Petit Bambou ?

Je doute que tout le monde soit aussi enclin que moi à l’onanisme cérébral devant six colocataires en train de partager des soba sans échanger un mot, mais peut-être ces scènes vous toucheront-elles au moins un peu, et vous permettront de profiter davantage de certains échanges sociaux un peu mornes, en vous disant qu’il y en a qui passent à la télé pour moins que ça.


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