Mauvaise pioche. C’est une petite salle au fond d’un couloir en linoléum reniflant le caramel tiède, de celles qui, enfants, nous volaient d’entrée de jeu l’émerveillement d’une véritable expérience cinématographique en salle 1 ou 2 mais qui, adultes, nous garantissent – au détriment d’un grand écran – une séance apaisante, bien à l’abri des bouffeurs de pop-corn et des pisseurs de la première heure.
À la place, un aréopage moite de petits vieux typiques de la séance de dix-huit heures et des places libres qui se comptent sur les doigts d’une main. Allons bon.
Les lumières s’éteignent. Des retardataires titubent et flanquent maladroitement les torches de leurs iPhones sur les visages médusés de Christiane et Jean-Luc qui, bien tendus à l’approche du générique de début, ont à ce moment-là tout de la biche effarouchée sur une nationale de campagne.
Après quelques secondes de grognements et clics dentaux en tout genre, un impatient s’écrie : « On n’est pas au camping ici ! ». La salle rit aux éclats et je suis de retour à mes années primaire, coiffé à grands coups de peigne humide et forcé de passer l’apéritif avec les invités de mes parents, réalisant après quelques remarques incisives de Denis que les vieux, c’est plutôt cool.
Le silence se fait, un dernier ronchon grommèle « C’est la dernière fois qu’on vient ici », j’étouffe un rire sous le regard réprobateur de ma voisine et le film démarre.
Premier constat : le film est splendide. Un film avec une vision, un univers propre à lui, quelque part entre les espaces liminaux vaporwave de Sophia Antipolis et une esthétique durassienne remis au goût (architectural) du jour, entre un film de Mandico et une cinématique de fin de niveau de Hotline Miami. Mais passons sur la forme.
Les personnages se mettent à parler. Et très vite, il apparaît clairement qu’ils ne sont pas là pour parler de grand-chose. Alternant entre des observations plates répétées ad nauseam (« Il y a du monde ce soir, c’est vraiment une belle soirée. Ouais. Ça fait plaisir à voir ! Les gens sont venus, ça fait du bien. Tout ce monde, tout ce monde… C’est bien. ») et des interactions mécaniques un peu aseptisées, tout ça n’est pas bien folichon. Un doublage au mieux superflu, au pire totalement désuet, n’arrange rien. Mais c’est bien évidemment le but.
Cette grammaire d’Albert Serra, si particulière, avait atteint son apogée dans Liberté en 2019. L’œuvre n’était qu’une succession d’apartés et d’entrevues aperçues de loin, de nuit, entre deux branches de peuplier. Le film transpirait le voyeurisme – ce qui était un peu le but, me direz-vous, pour un film sadien sur les libertins – et nous offrait une ambiance de marmonnements nocturnes, de tête-à-tête murmurés, un rythme de dialogue un peu bancal et une diction particulière qui plongeaient le film dans une atmosphère d’inquiétante familiarité.
Ayant beaucoup mis de côté la philosophie de l’écrivain pour se concentrer sur l’exercice plus formel de la baise pure et dure, ces codes étaient justifiés.
Ici, l’intention est tout autre, et j’en ai personnellement tiré deux buts possibles.
Premièrement, une volonté de retranscrire la vacuité des échanges humains quand on travaille dans un domaine ayant trait à la politique ou au commerce. Chacune ou presque des interactions engagées par Magimel se termine sur un « Et puis n’hésitez pas, hein, si vous avez besoin de quoi que ce soit, je serais ravi de vous aider » opportuniste en diable, jeté comme un pavé dans la mare avec un sourire de requin. Mais malgré ses airs de petit chef à gourmette, Magimel campe le haut-commissaire de la République en Polynésie française. Comme son nom l’indique, un poste pas trop dégueulasse. On peut donc y voir, au-delà d’une esthétique plus générale bien propre à Serra et qui tient de la conviction artistique personnelle, une volonté de décrédibiliser ces milieux, de caricaturer la langue de bois et l’hypocrisie qui leur sont associées.
Une deuxième façon de voir les choses, à mon avis totalement à côté de la plaque par rapport à la volonté de Serra mais qui m’est venue en tête en pensant à l’univers habituellement bourgeois baroque qu’il traite dans ses films, c’est la volonté de mettre en exergue une hypocrisie bien bourgeoise, la fallacieuse politesse qui définit ces milieux.
Une éducation a toujours ses failles. On ne peut pas apprendre à un enfant à courir après ses rêves sans risquer de lui infliger quelques inévitables déceptions qui, probablement, le marqueront à vie. On ne transmet pas à une jeune fille une volonté de s’émanciper sans, peut-être, la voir peiner à s’intégrer à un groupe de camarades plus conventionnel et, fatalement, développer une peur du rejet.
Je n’ai aucun regret par rapport à mon éducation. Le sujet serait de toute façon bien trop complexe voire vague, pour que j’essaie d’en définir les imperfections. Il y a des choses qu’on ne peut pas regretter tant les ramifications en sont impossibles à imaginer. Ça a été, et point. Mais à partir d’un certain âge, des liens plus évidents entre nos traits de caractère et notre éducation font surface, faisant parfois l’effet d’un grand coup de poing dans la gueule.
Ma propre éducation, donc, a beaucoup misé sur les manières. Je vous passe une autobiographie rasante et étayerai seulement grâce à quelques points.
Jeune, on m’a appris qu’une telle chose ne se demandait pas. Qu’on ne disait pas ça comme ça, mais comme ça. Qu’on commençait toujours par dire telle chose. Qu’on terminait sur telle autre. Et assez rapidement, mes interactions avec les adultes de mon entourage ont pris la forme d’une liste d’apprentissages à mettre en œuvre pour démontrer mon suivi des règles du milieu, plus qu’une illustration de ma propre personnalité. Je me rappelle même, à l’époque des fixes à cordon, du laïus que je ressortais ad nauseam pour parler à mon meilleur pote en dehors des cours.
« Bonjour madame, c’est Paul Escudier à l’appareil, est-ce que je pourrais parler à Quentin s’il vous plaît ? »
Des années après, je passais un test de personnalité quand une affirmation à classer m’a glacé le sang.
« Gagner un débat vous importe moins que d’avoir la certitude que personne n’est contrarié. »
Bingo. Tout est résumé dans cette phrase.
Grâce à mon éducation, je ne suis donc pas un connard. (Libre aux lecteurs de confirmer ou d’infirmer). Mais pendant longtemps, je ne me suis sûrement pas assez dévoilé, en tout cas pas à tout le monde. Que ce soit à travers mon développement personnel qui m’a éloigné de ce mutisme bien-pensant par pur goût de certains débats, ou à travers ma découverte de la Chouffe qui délie les langues en terrasse, je me suis heureusement éloigné de ce trop-plein de respect de l’autre – qui d’ailleurs ne le rend que trop rarement – au profit de ma propre façon d’être.
Mais la caque sent toujours le hareng comme dirait un grand homme, et les stigmates demeurent.
À être trop poli, on en devient trop prudent.
C’est donc ma deuxième interprétation, très personnelle et volontairement fantasque, de la dimension surfacique des dialogues chez Serra. Une critique de la bourgeoisie qu’il affectionne tant à l’écran. De cette toile de rapports éminemment codifiés et qui, en fin de compte, ne vont à peu près nulle part. C’est presque de l’hédonisme, à ce niveau. On parle pour parler, pour voir qu’on parle comme les autres et se satisfaire de tout cela. Je caricature, mais vous voyez ce que je veux dire.
Onanisme cérébral mis à part, ouvrons la porte à un sentimentalisme plus naïf : ce genre de dialogues volontairement plats et banals est tout simplement jouissif, pour peu qu’on aille bien soi-même. C’est comme un précipité du bonheur, ou du moins d’une joie suffisamment prégnante. Le factuel devient l’essence de la vie. Il fait beau ? Bah oui il fait beau ! Et on va en profiter, on va se sentir reconnaissant de cette manifestation météorologique que l’on prend pour acquis au quotidien. Le ciel est bleu, et ça me suffit. Le champagne est bon ? Comme c’est splendide. Sirotons-le en pleine conscience, au lieu de s’en mettre plein le cornet comme on le fait d’habitude. Ce meuble sur lequel je le pose ce verre de champagne, il est magnifique. Il est magnifique et Roger, j’ai envie que tu me racontes son histoire. Le bois, le traitement qui lui donne cet aspect lustré et le rend si confortable à effleurer, raconte-moi l’après-midi où tu l’as acheté, Roger, la balade que tu faisais avec ta femme, un café fumant entre les doigts, le moment où tu t’es dit « celui-là, il est pour moi ». J’ai envie de te regarder me le raconter.
Les faits. Il y a un confort indéniable dans les faits. J’ai deux choses à dire sur les faits.
La première, c’est que c’est dans le factuel que l’on reconnaît le bonheur. Vous avez déjà essayé de vous intéresser au fonctionnement du cycle Beau de Rochas au sein d’un moteur à explosion à allumage commandé en étant déprimé ? Déprimé, c’est ahurissant de morosité. Heureux, c’est l’émerveillement. Que ce soit la beauté de la coopération humaine qui a mené à une telle merveille technologique, la majesté du mouvement, précis, rythmé, immuable, l’émotion devant le mec qui vous raconte ça et cherche ses mots pour vous transmettre une connaissance, quand on va bien, tout est bien. Et Serra quand on va bien, c’est encore mieux.
Je m’égare, mais c’est comme ça que, personnellement, j’arrive à jauger mon état. Quand je m’intéresse à tout quelle que soit sa simplicité, quand j’apprécie la médiocrité, quand je rigole à une blague pas drôle juste pour partager un rire badin entre copains, je sais que je vais bien. Je danse la vie, comme dirait le publieur de ce billet.
« La communication est la clé », comme j’aime à rappeler à tout ami qui vient naïvement me voir en quête de conseils conjugaux, ne se doutant manifestement pas qu’il s’est sans doute tourné vers la personne le moins à même de lui dispenser une telle aide. Il y a une vérité, « simple, sobre, crue, quoi » pour citer Damasio, c’est qu’on est là pour communiquer. Qu’est-on d’autre qu’une vaste foule sentimentale larguée sur ce gros caillou pour rire ensemble, pour se chamailler, pour se plaire, pour s’entraider, pour interagir gauchement les uns avec les autres pendant 85 berges et puis s’en vont ? Bien sûr, parmi ceux-là il y a de temps en temps un scientifique de génie pour nous propulser dans une nouvelle ère technologique avec une formule bien sentie – ou un connard comme moi qui vous chie 2721 mots juste pour parler de lui sous couvert de critiquer un film –, mais globalement la communication entre les êtres est le plus grand défi de l’humanité, et son plus beau succès.
La deuxième chose que j’ai à dire sur les faits, c’est qu’ils sont irrémédiablement liés au libertinisme si cher à Serra, qui n’a d’ailleurs pas pu s’empêcher d’en faire référence lors de la scène du discours de Magimel, hilarant d’improvisation.
Le libertinisme est matérialiste par essence. Tout est matière, et c’est tout. Pas de simulacre holographique comme chez Baudrillard, certainement pas d’entité divine comme chez les croyants. Tu es belle, j’ai envie de te baiser, toi aussi, allons-y. Le vin est bon, j’en reprends. La lumière est plaisante, je me promène. J’ai envie de te parler pendant quatre minutes du fait que la soirée est belle parce que plein de gens se sont ramenés, je vais le faire. Même pas d’aspiration au bonheur comme chez les épicuriens ou les eudémonistes, plutôt la recherche d’une succession de plaisirs simples comme chez les hédonistes. Le plaisir pour le plaisir. En ce sens, Pacifiction est un film profondément libertin, même si on y voit à peine une paire de nibards – et aucune orgie.
Encore une réflexion sur le langage dans Pacifiction, si vous le voulez bien. On peut dire que les dialogues sont plats, banals, peu originaux, barbants. Mais la vie elle-même n’est pas un film scénarisé par Sorkin, nos échanges sont souvent accablants de banalité. La vie est une succession de small talks qui ont pour fonction de s’enquérir d’une réalité purement matérielle, de jauger l’autre, ou tout simplement de passer le temps. Nos interactions sont souvent hésitantes, mal rythmées, et c’est comme un gage de leur qualité humaine, tel un artisan dont le savoir-faire, paradoxalement, se traduit par une asymétrie du produit fini, des imperfections qui hurlent son authenticité.
Je ne connais rien de la situation politique en Polynésie française. Je sais, grâce à des recherches rapides, qu’il y a eu environ 196 essais nucléaires dans l’archipel entre 1960 et 1996. Les locaux mettent directement en relation ces essais avec un nombre non négligeable de cancer parmi leurs habitants, même si la science ne peut pas infirmer ou confirmer une telle supposition. La science, en revanche, nous dit que lesdits habitants ont été exposée à une radioactivité de deux à dix fois supérieure à une radioactivité « normale », quoi que soit la signification d’une aussi effrayante expression (source : enquête Disclose, mars 2021).
Et qui sont les responsables d’atrocités comme celle-ci ? Ce bon vieil amiral, que vous croiserez chaque soir dans la boîte de nuit locale bourré comme un coing hésitant entre une vahiné plantureuse et un éphèbe bourré de stéroïdes. Mais l’alcoolisme et la frivolité de l’amiral ne font que flotter à la surface de son incompétence. Ce qui l’ancre dans une réalité bien concrète, ce qui trahit la véracité de son interprétation, c’est ce langage profondément humain qui le sort du film pour l’entériner dans notre monde à nous.
Une Pacifiction pas si fiction. Pardon.
L’amiral existe. Et même s’il n’est pas alcoolique ou si ce n’est pas un gros baiseur comme dans le film, c’est avant tout un homme comme un autre, qui s’exprime comme nous nous exprimons tous : assez mal. Serra opère ici un paradoxe de son propre film : il semble humaniser ces Grands Responsables, tout en les dépeignant sans concession, voire avec une exagération plutôt vaudevillesque.
Deux instants, cependant, viennent perturber cette diégèse établie depuis le début du film avec une écriture plus visible : la tirade de l’amiral dans le bar, et le monologue de Magimel dans la voiture. Et les deux sont répugnants, à la fois dans leur médiocrité et dans leur message.
L’amiral, titubant au comptoir du resort, affirme avec le doigt pointé que les Américains et les Russes, « quand ils verront ce qu’on est capable d’infliger à notre propre population, ils y réfléchiront à deux fois avant de venir nous emmerder ».
Magimel, dans un élan logorrhéique un peu risible, file une métaphore bien lourdasse pour globalement annoncer qu’il va défaire le système et supprimer tous ces hypocrites une bonne fois pour toute.
Pourquoi avoir choisi d’apporter un certain soin – aussi ironique soit-il – à ces deux prises de parole ? Les seules ou presque à briser le sceau du faux-semblant ? Sûrement pour mettre en avant l’hypocrisie du haut-commissaire, dans le cas de Magimel. Lui qui passe tout son film à lécher des culs, la seule fois où il essaie d’être honnête, et ben on n’y croit plus. Le renversement du système n’existe pas, pour Serra, et il le montre en ancrant dans la fiction la plus caricaturale le seul moment du film où un personnage essaie de changer quelque chose.
Quant à l’amiral, c’est peut-être un moyen pour Serra de redonner foi en l’humanité, de nous dire avec subtilité que l’homme est fondamentalement bon et que de telles catastrophes sont rarement le fruit de l’inconséquence d’un seul homme. Du moins dans sa réalité à lui.
La preuve ultime de cette fausse réalité dans laquelle tout le film baigne ?
La toute dernière scène, symétrique à la première, où l’amiral et ses jeunes sbires quittent l’île pour aller nuker l’archipel. Mes yeux de gamer, habitués à épier avec méfiance le framerate de mes jeux favoris, ont cru distinguer un passage subtil des classiques 24 images par secondes à un taux plus élevé, qui sort une bonne fois pour toute le film de l’univers du cinéma et lui octroie une dimension documentaire.
Volonté du réalisateur ou chimère visuelle, reliquat des torches d’iPhone de début de séance ? Soyez-en les seuls juges.
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